Albert, mon père, avait six ans de moins que Max. Il était né le 22 avril 1882, dans le nord de la France, au domicile de ses parents au 4, rue de Paris, à Douai. Dans cette ville de garnison proche de la frontière belge, stationnaient plusieurs régiments ; l’ennemi prussien étant toujours menaçant…

 

Son père y avait été muté quelque temps auparavant. Les deux témoins qui ont signé l’acte de naissance d’Albert en mairie étaient d’ailleurs commandant et capitaine. Son père avait déjà quarante-neuf ans et sa mère trente-cinq.

 

Lorsqu’il est appelé sous les drapeaux à vingt-et-un ans en 1913 au 27eme régiment de Dragons, il habite chez ses parents qui – son père ayant pris sa retraite – résident désormais 7 Villa Poirier dans le XVème arrondissement à Paris. Faute d’avoir, à la différence de son frère, suivi des études supérieures, il exerce depuis peu la profession de négociant en bois et charbon.

 

Son livret militaire mentionne un niveau d’instruction classé 4. Autrement dit, n’ayant pas passé son bac, il n’a pas été plus loin que le brevet élémentaire. Un diplôme qu’il ne partage cependant qu’avec 5% de sa classe d’âge. Yeux et cheveux châtains, il est de petite taille comme son frère Maxime : un mètre soixante-six.

 

Un mois avant la déclaration de guerre, la commission de réforme de Versailles le verse à l’arrière dans une section de commis-ouvriers en raison d’une polynévrite ancienne (atteinte des nerfs périphériques qui touche principalement l'extrémité des membres).

 

Il n’y reste pas. Ayant séjourné en 1911, quelque temps au Pays-de-Galles, sans doute maîtrise-t-il bien l’anglais : dès le 12 août 1914, il est nommé interprète (drogman disait-on) à la mission militaire française attachée à l’armée britannique. Il sert à ce titre dans un escadron du Train des Équipages militaires puis dans un régiment d’artillerie lourde.

 

Il est nommé brigadier en mai 1917 puis maréchal-des-logis. Le 11 juillet 1918 alors qu’il vient d’être promu aspirant à l’état-major du 102ème régiment d’artillerie, il se distingue sur le front.

 

Il est chargé à la dernière minute de sauver le matériel de sa batterie. Avec des attelages prélevés à droite et à gauche, il réussit à ramener un canon de 155 mm à sa position de repli. Il s’en sort sans une égratignure mais pas son cheval « abattu par balles », précise le rapport. Un acte qui lui vaut la Croix de guerre avec Étoile de bronze. Il achève la guerre comme sous-lieutenant à titre temporaire.

 

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L’armistice à peine signé, mon père embarque aussitôt pour le Maroc. Son frère aîné l’a-t-il encouragé à le rejoindre ? A-t-il, profitant de sa première expérience professionnelle dans le bois, été recruté et envoyé par une société française en recherche de jeunes employés prometteurs ?

 

Toujours est-il qu’à vingt-sept ans il est, après avoir suivi une formation agricole spécialisée à Tunis, salarié au Maroc d’une entreprise textile de l’est de la France spécialisée dans la production et la commercialisation du tanin.

 

Cette substance chimique présente dans les essences de nombreux arbres – notamment l’acacia noir – est alors très utilisée pour transformer les peaux animales en cuir imputrescible.

 

Le tanin sert au tannage de gros objets en cuir ou de semelles de cuir pour les chaussures. Une activé alors en pleine expansion : la société lyonnaise Progil, les Tanins Rey ou encore la société Ménager parient alors beaucoup sur les colonies ou protectorats français ; notamment à Madagascar et au Maroc.

 

Probablement, son employeur était-il déjà la Société anonyme des Tanins Rey. En 1951, il figurait encore comme administrateur de cette affaire parisienne, aux origines savoyardes et qui, pour se développer au Maroc, avait bénéficié de l’apport d’investisseurs telles que les familles Calderon et Carpentier (ou Charpentier).

 

Que fait-il exactement ? Il gère pour elle une plantation d’acacias, La Fara, située non loin de Port-Lyautey, dans le Gharb. Cette grande plaine, de six mille kilomètres carrés, bordée par l’Océan Atlantique et les collines du pré-Rif, est située au nord-est de Rabat et nord-ouest de Meknès.

 

Doué pour les langues – n’a-t-il pas été interprète pendant la guerre ? –, il maîtrise rapidement la langue arabe. Un atout. Et pendant toute sa longue carrière professionnelle, il n’aura jamais aucun problème pour se faire comprendre de ses employés de la plantation.

 

En octobre 1919, il est d’ailleurs domicilié à Kénitra (bientôt Port-Lyautey en 1932), au nord de Rabat route de Fez, chez un certain M. Degrégori. Il n’y reste pas. En 1924, son adresse est à Rabat ; d’abord dans le quartier de l’Agdal sans plus de précisions.

 

Destin incroyable. Si les parents R... ne sont pas des colons, leurs quatre enfants sont désormais tous installés… à Rabat. Ils ne se fréquentent pas plus pour autant.