9 heures. Depuis maintenant près d’une demi-heure j’essaie d’avoir Nath. Pas de réponse. Sortant de ma léthargie, chassant ma déception, je saute du lit. Dehors, le soleil est encore timide. Le ciel se débarrasse des brumes, le thermomètre décolle doucement du zéro degré. Tout en prenant mon petit-déjeuner dans le salon, j’essaie à nouveau de l’appeler sur son portable. Une, deux… trois fois. En vain.

 

Le contacter via le standard de la caserne n’est pas envisageable. Je le sais. Nath m’a mise en garde : « Château d’Eau est une enceinte militaire. Recevoir des communications pour des motifs privés n’est pas bien vu, surtout lorsque nous sommes en intervention. Si le cas se produit, tu prends sur toi et tu patientes. Tu ne dois surtout pas t’inquiéter. »

 

J’allume la télé. Effroi. Sur BFM, un titre passe en boucle en bas de l’écran : Explosion rue de Trévise à Paris Journalistes et caméras sont sur place. Ces premières images sont impressionnantes. Elles suggèrent la gravité du drame qui s’est joué il y a quelques minutes : un quartier bouclé, des flammes, de la fumée, des dizaines de fenêtres soufflées, plusieurs voitures retournées et calcinées, des débris qui jonchent le sol, des riverains et des touristes qui errent hagards, certains encore en robe de chambre, partout des véhicules de secours, des dizaines de sapeurs-pompiers en action, le bruit incessant des sirènes… Sur un rayon d’une centaine de mètres, ce n’est que désolation. L’info venant de tomber, aucune précision sur les circonstances, les dégâts matériels et d’éventuelles victimes n’est encore donnée.

 

Aussitôt, je comprends : il est là-bas. À proximité des Grands boulevards et des Folies Bergères, la rue de Trévise est dans le IXème arrondissement, son secteur. J’en suis certaine à 100 %. Je lui textote : « Tu es sur l’inter (intervention) rue de Trévise ? Réponds-moi, je m’inquiète… » Comme mue par un horrible pressentiment, j’appelle dans la foulée tous ses collègues. Aucun ne décroche. Pas même son pote Pierre-Alexis Delrieu qui depuis 6 heures 30 est de repos. Il a passé “le flambeau” à Nath.

 

Première classe tous les deux, titulaires du permis poids lourd, ils occupent la même fonction : conducteurs de véhicules de premiers secours. Deux ou trois jours par semaine selon le planning, la responsabilité des “remisards”, comme on les appelle, est d’abord de s’occuper du matériel et d’être au volant d’un des véhicules… rangés et garés dans la remise. Ce peut être un véhicule de secours et d’assistance aux victimes (VSAV), un fourgon pompe tonne léger (FPTL), ou encore un véhicule de premier secours évacuation (PSE/PS), comme celui que conduisait Nath ce matin.

 

Pour cette raison, lors d’une intervention ils ne rentrent généralement pas les premiers sur un sinistre. Les mois passants, je me suis persuadée que c’est une chance : cette responsabilité en amont préserve Nath, il est un peu moins exposé que ses camarades.

 

Quelques minutes plus tard, Pierre-Alexis me joint enfin. Habituellement, il s’exprime avec douceur et affiche une sérénité à toute épreuve. Ce matin, sa voix trahit son anxiété : « Je ne sais pas Océane. Je rentrais chez moi en métro. Mais “les mecs” viennent de me rappeler. C’est grave, il faut que je fasse demi-tour et que je retourne à Château d’Eau. »

 

Bravant les recommandations de Nath, j’appelle la caserne. Sûr, je vais me faire “engueuler” mais il faut que j’en ai le cœur net. Le standard décroche. Ouf, c’est un collègue et ami de Nath :

 

– « Bonjour, c’est Océane, je suis la conjointe de Nathanaël. Va-t-il bien ? Est-il sur “l’inter” (intervention). Je suis très inquiète.

 

– Ne quitte surtout pas.

 

De plus en plus angoissée, je patiente. Enfin une voix. Celle d’un gradé.

 

– Oui, Océane. Tu fais bien d’appeler. On allait le faire. Nathanaël est effectivement sur l’explosion. Pour l’instant, nous n’avons pas de nouvelles. Je garde ton numéro. Dès qu’on a des infos je te contacte. Promis. »

 

Je fonds en larme, déjà persuadée du pire. C’est la première fois que je ressens une telle détresse. Pourtant, à plusieurs reprises depuis que nous nous connaissons Nath a été engagé dans des interventions dangereuses ; notamment lors d’alertes à la bombe et lorsqu’un forcené s’était retranché dans un immeuble. Nous habitions alors Joigny. Ce jour-là, je l’ai vu en direct à la télé alors qu’il m’appelait pour me rassurer. Une coïncidence amusante inscrite à jamais dans notre relation.

 

Ce matin, c’est autre chose. Jamais, je n’ai été dans un tel état. Incapable d’endiguer l’angoisse qui m’étreint de plus en plus, je téléphone à Hélène, la compagne de mon père, qui est partie voir ses enfants. Je compose également le 06 de Papa.

 

Il est de surveillance au marché hebdomadaire de Ferney-Voltaire  qui se tient autour de la mairie, de la Grand’Rue et le long du boulevard Voltaire :

 

« Papa, je ne me sens pas bien. Reviens vite.

 

– Cesse d’angoisser. Il ne lui est rien arrivé. Je suis de service toute la matinée. Je rentre entre midi et deux à l’appartement. On se verra à ce moment-là. »

 

Je joins une première fois Patricia, la mère de Nath. Elle n’est au courant de rien. Je n’ai que la force de lui dire : « Allume ta télé, mets la 15 et suis les infos. » Certaine qu’il n’est pas sur place, elle s’efforce de me rassurer. Déjà je raccroche.

 

10 heures. Hélène rentre au moment même où BFM retransmet l’arrivée, à l’angle de la rue de Trévise et de la rue de Montyon, du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner. Le procureur de la République, Rémy Heitz, est avec lui. Ils sont bientôt rejoints par le Premier ministre, Édouard Philippe, et la maire de Paris, Anne Hidalgo. Tandis que des hélicoptères de la sécurité civile survolent la zone, évacuent des blessés en se posant place de l’Opéra, le numéro deux du gouvernement révèle que le bilan est lourd, que « des personnes sont encore sur site. »

 

Désormais, une heure trente après la déflagration, plus de deux cents pompiers et une centaine de policiers sont mobilisés. Les soldats du feu rencontrent toujours des difficultés à contenir l’incendie. De la fumée s’échappe de l’immeuble du 6 de la rue de Trévise. Au rez-de-chaussée, la boulangerie est entièrement détruite. Le chaos est partout. Peu après, les journalistes, citant une source policière, font pour la première fois état « d’au moins vingt blessés ; deux en urgence absolue, sept dans un état grave. » 

 

Posé sur la planche à repasser, mon portable bipe. Sur l’écran s’affiche les trois mots : “Caserne Château d’Eau”. Tétanisée, je refuse obstinément de répondre. Interminables secondes… Hélène se lève et m’ordonne de le faire. Se saisissant du portable, elle me le tend. Je n’ai plus le choix. :

 

« Océane êtes-vous seule ?

 

– Surtout, je ne veux pas entendre ce que vous allez me dire. Parlez et dites-moi tout de suite : Est-ce que c’est lui ? Est-ce qu’il est mort ? Je veux juste avoir la réponse à cette question.

 

– Écoutez… Nathanaël vient d’être retrouvé. Il a été transféré en hélicoptère à Bégin, l’un des deux hôpitaux militaires de Paris.

 

– Ne me dites pas qu’il est mort ?

 

– … Il y a peu de chances qu’il s’en sorte. »

En pleurs, je balance mon portable, hurle. Hélène tente de me calmer tout en restant en ligne. Déjà, un message diffusé en off sur la radio de la caserne annonce le décès de Nath.