Septembre 1959. Il est 7 heures 30, ni plus ni moins, quand la voiture stoppe devant l’ancienne caserne Tharreau à Cholet qui accueille désormais un collège technique. Désaffectés depuis plusieurs décennies, ces bâtiments sans style sont glauques. Mon père porte ma valise. Ma mère est également là. Un quart d’heure plus tard, nous franchissons la porte du collège. C’est, ma foi, une jolie porte qui doit dater du XVème siècle. Elle s’arrondit gracieusement en ogive sur de grêles colonnettes de marbre blanc. D’ordinaire elle est fermée. Un guichet assez étroit taillé dans la largeur de l’un de ses épais battants à clous de fer permet de la franchir.

 

En ce jour de rentrée, elle est toute béante comme la gueule d’un four. Sans cesse s’y engouffrent des groupes affairés d’élèves et de parents. Ils tombent aussitôt sur la loge du concierge qui est immédiatement sur la gauche. Impossible de la louper !

Cette rentrée est un événement pour les élèves de sixième dont je suis ; le début de la première grande aventure de leur préadolescence ! Elle est aussi l’occasion pour l’équipe d’encadrants (professeurs, surveillants et agents) d’énoncer d’entrée les buts du collège, de poser des règles, de nous équiper pour cette aventure. « Nous sommes là pour construire votre réussite à l’aide des savoirs que l’on vous enseignera. Acteurs de votre apprentissage, nous savons que cela ne sera pas forcément tous les jours facile pour vous. »

Je dois ainsi apprendre en peu de temps à respecter modérément le père Bouquet, intendant du collège. C’est un Cerbère huileux et ventripotent. Et en ce jour de rentrée – je dois en convenir –, je suis vivement impressionné par les yeux d’un noir de jais, la calotte de velours bleu à gland jaune, les joues rubicondes et la gravité générale de cet important fonctionnaire.

À peine si je remarque qu’il possède tout juste assez de nez pour pouvoir se vanter de n’être pas absolument dénué de cet utile organe. Sans doute comme une sorte de compensation, sa lèvre supérieure offre un développement tout à fait anormal. Il me toise d’un coup d’œil. À la requête polie de mon père qui demande à s’entretenir avec le proviseur, il répond presque dédaigneusement : « Grand escalier. Porte en face. Économat à gauche. » Puis assumant, sans être consulté, le droit de donner des ordres à mon père, il poursuit : « Prenez le grand escalier. C’est au premier étage. »

Obéissant, nous nous dirigeons vers le grand escalier, gravissons les marches jusqu’au premier étage et nous nous arrêtons devant une double porte tapissée d’un épais cuir vert et sur laquelle est inscrit : “Cabinet de M. le Proviseur”. Cette porte ouvre sur une antichambre. Un “domestique” (un huissier dirait-on aujourd’hui) à l’air diplomatique nous y introduit. Y patientent déjà, sous la conduite de leurs parents, huit à dix élèves. Les uns sont en uniforme ; ce qui montre clairement qu’ils sont anciens, qu’ils ont déjà étudié dans l’établissement. Les autres, comme moi, sont vêtus de leur meilleur costume civil, et par conséquent nouveaux. Pour ma part, je porte une veste de velours considérée par tous comme “extraordinaire”. Cela ne durera pas. Bientôt, je m’habillerai la tenue réglementaire du collège.

Assis sur des chaises de cuir qui garnissent cette grande salle d’attente aux murs tapissés de cartes géographiques, nous nous dévisageons les uns les autres. Tous, nous partageons cette curiosité assez naturelle chez des gens qui s’apprêtent probablement à passer plusieurs années ensemble et qui se croisent pour la première fois. Je ne sais quelle impression en cette instant, je produis sur mes futurs camarades. Mais je dois l’avouer : mon jugement sur quelques-uns d’entre eux n’est alors pas des plus favorable. Je leur trouve en général l’air grognon et maladroit. La seule figure qui m’attire et retient mon attention est celle d’un petit paysan, brave et faraud dans sa blouse neuve. Il se tient bien sage sur sa chaise à côté d’une bonne femme attifée d’un chapeau ; sa mère sans nul doute. Certes, je suis loin de penser alors que ce gamin sera rapidement l’un de mes meilleurs copains. Oui, je ne sais rien encore sur ce Joël (j’ignore alors son prénom). Pourtant, dès le soir même il sera mon ami le plus intime et le plus cher.