La liturgie des lancements

 

(...) Le lancement des bateaux, trois ou quatre par an, obéissait à une tradition bien établie. Ces cérémonies, importantes dans la vie de La Seyne, n’avaient d’équivalent dans aucune autre branche de l’industrie. Cette énorme masse qui s’apprête à rejoindre la mer étant l’œuvre de tout le chantier, ingénieurs, dessinateurs, concepteurs, ouvriers… tous du haut au bas de la hiérarchie, assistaient au lancement – à cette naissance – programmé systématiquement le samedi matin.

C’était jour de fête. Tout le chantier était là, les salariés chapeautés, en costume, bien habillés. Femmes et enfants étaient conviés. Selon son degré de responsabilité, le personnel était placé dans les tribunes ou sur les côtés.

C’était le jour où l’on pouvait serrer la main des ouvriers, des syndicalistes et bavarder avec eux en copains. Une trêve sociale courte !

L’opération étant particulièrement délicate et suivie par plusieurs milliers de personnes, les salariés mobilisés pour le lancement considéraient comme un honneur d’avoir été choisis.

La crainte était que le bateau ne glisse pas. Cela m’est arrivé une fois. Plus tard. Un car-ferry, construit chez Dubigeon à Nantes, est resté sur la cale sans que l’on ne sache pourquoi. Il ne bougeait que d’un centimètre par heure alors que la marée du mois redescendait beaucoup plus vite. Une catastrophe. Le lancement a été interrompu et reporté à la grande marée suivante.

Élus, ministres, armateurs, personnalités assistaient à ces cérémonies. Les chantiers de La Seyne ont accueilli le roi de Norvège, Raymond Barre, les ministres de la Mer, des jeunes prometteurs comme Henri de Castries, l’actuel président d’Axa qui travaillait au cabinet du Premier ministre. CY Tung, l’armateur le plus important de Hong Kong, s’est déplacé plusieurs fois. Ses enfants qui travaillaient déjà dans l’armement familial, séjournaient régulièrement à la maison.

VGE n’est jamais venu mais il envoyait souvent ses fils et neveux qui aimaient la mer et les bateaux. Sa sœur qui, avant la soirée qui suivait un lancement, avait besoin de se requinquer a même pris un bain à la maison ! Le C… des C…. n’échappait pas à cette ambiance. Les moments libres, la veille ou entre le lancement et la réception, nous recevions cet aréopage. Vingt ou vingt-cinq personnalités se retrouvaient à la maison. Ces cérémonies solennelles procédaient d’une véritable liturgie.

La marraine avec la bouteille de champagne qui se fracassait sur la coque. Choisie toujours par l’armateur. J… a été une fois marraine d’un bateau commandé par l’Union soviétique. Lors du repas organisé avant qu’il ne prenne la mer, elle a dû trinquer à onze reprises avec de la vodka. Pas chargé, encore à quai, le roulier tanguait. Jacqueline également. Elle n’a dû son salut qu’à un ingénieur qui lui a proposé son bras pour franchir la coupée.

Le baptême était un temps fort de la journée. En aube, les prêtres-ouvriers de La Seyne, après avoir joué au curé avec de l’eau bénite, changeaient de casquette et enchaînaient sur un discours très syndicaliste, suscitant à chaque fois l’étonnement des grands de ce monde et des ministres, peu habitués à ce que des cérémonies officielles soient le théâtre d’interventions revendicatives.

À partir des années 1975, les baptêmes se sont faits de plus en plus rares. Les prêtres-ouvriers ont disparu mais pas les curés soixante-huitards. En avril 1983, lors du lancement de l’un de ses bateaux, la Comex (Compagnie Maritime d’Expertises) a demandé une bénédiction. Son patron et fondateur, Henri Delauze, tenait à cette coutume arguant que faute d’eau bénite, aucun marin ne prendrait la mer !

Mgr M..., nouvel évêque de Toulon, ignorait cette tradition en passe d’être oubliée. Il s’est laissé, convaincre. Le jour du lancement, il était là. À deux pas derrière lui le curé de La Seyne qui avait refusé de renouer avec cette habitude l’estimant ringarde. Message entendu. Ce curé a béni les lancements suivants. Moins soixante-huitard qu’il y a trente ans, il est d’ailleurs devenu un de nos bons amis (...).