Une ferme modeste

 

Collée à trois bâtiments qui abritaient le bétail, les cochons, les juments de Papa, les poules, un pigeonnier, le matériel agricole.., la maison du Grand-Moulin, construite en ardoise, la pierre du pays, était toute simple. Typique des fermes d’alors. Une cuisine et trois chambres dont l’une réservée au commis.

Juliette et moi dormions dans la chambre des parents qui était meublée de deux grands lits. La seconde chambre était occupée par mes deux sœurs cadettes, Monique et Marie-Madeleine.

Seule, la cuisine était chauffée par l’unique cheminée de la maison alimentée jour et nuit. L’hiver, dans le lit, pour réchauffer nos pieds frigorifiés, Papa chauffait des vieux gilets de laine qu’il appelait des “chaudés”. Il nous les apportait pour que nous enveloppions nos pieds avec !

Mais nous ne souffrions pas trop du froid. Les enfants étaient habillés plus chaudement que maintenant. Nos bas de laine étaient très épais et portions des chemises de corps ou une combinaison. Lorsque nous partions dans la nuit à l’école, nos manteaux et chaussures nous protégeaient bien de l’humidité, de la pluie et parfois de la neige.

Il n’y avait pas l’électricité. Elle n’a été installée que huit ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’alors, nous nous éclairions dans les chambres avec une lampe Pigeon. Un modèle très rustique qui fonctionnait à l’essence minérale. La transporter en évitant que la mèche ne s’éteigne était une aventure… Heureusement, dans la pièce principale, nous disposions d’une grosse lampe à pétrole.

Lorsque les parents recevaient la famille, la cuisine étant trop petite, nous poussions les lits et réaménagions leur chambre pour accueillir le plus correctement possible les invités.

Pendant l’année scolaire, avec Juliette et Monique nous ne traînions pas trop le soir. Sitôt rentrées de l’école, après avoir fait nos devoirs et dîné, nous montions au lit. Maman était assez sévère. Elle exigeait que nous nous levions tôt le matin pour nous faire réciter nos leçons avant de partir.

On consommait moins de pâtes et de riz qu’aujourd’hui. Si Maman faisait parfois cuire du tapioca ou du vermicelle, la base des repas était les légumes du potager et les pommes de terre dont une partie servait à nourrir les cochons. Et bien sûr le pain.

Le passage du boulanger, mon oncle puis ses successeurs, était un moment attendu. Deux fois par semaine, il livrait en voiture un gros pain de six livres qui se conservait plusieurs jours. La mie tenait bien et on en mangeait beaucoup, notamment dans la soupe.

Maman ne le payait qu’à la fin du mois. Une branche de noisetier, fendue par le travers, faisait office de cahier de comptes et de calculette. À chacun de ses passages, joignant précisément les deux morceaux (un pour lui, un pour nous), il faisait une coche avec son couteau. Lors du règlement de notre du, ces coches indiquaient à chacun de ses clients le nombre de pains achetés. Il n’y avait jamais de réclamations.

À l’époque, je n’avais pas peur. J’aimais courir les champs et les bois, monter à cheval… Notamment lorsqu’il s’agissait d’aller ferrer nos trois juments dans le bourg. Papa et surtout son salarié, Louis Dersoir, les attelaient tous les jours à la carriole pour aller chercher des céréales ou livrer la farine.

Louis était célibataire. Il est resté treize ans au Grand-Moulin. Il travaillait quasiment tous les jours, ne repartant chez ses parents à Candé d’où il était originaire que le dimanche après-midi. Il appréciait beaucoup notre compagnie. Logeant à la maison dans l’une des trois chambres, il passait toutes ses soirées avec nous, s’occupant à défaire les nœuds des lacets de nos sabots montants Ce garçon, passionné par le métier de meunier, était très gentil.

Mobilisé en 1939, Louis a été tué le 19 juin 1940, lors de l’offensive allemande, cinq jours avant l’armistice. Il n’avait qu’une trentaine d’années.

Sa mort fut l’un de mes premiers grands chagrins.