Au premier étage, la famille vit au rythme de F…. Le rez-de-chaussée donne le tempo. Dès notre installation d’ailleurs et il sera ainsi pendant trente ans.
Alors que nous procédons aux premiers aménagements, J…-F…, deux ans, se découvrant une passion pour le bricolage, se risque déjà sur le chantier, armé d’un petit marteau et d’un tournevis en bois. Pour avoir la paix, un maçon le laisse agrandir un trou creusé dans une cloison. Dès lors, il le laisse tranquille. Nous n‘avons plus qu’à dénicher une cotte d’ouvrier… à sa taille. Et à reboucher le trou à la fin du chantier.
Les premières années, ne disposant pas encore de magasinier, M…, en bleu de travail, me donne un coup de main le week-end pour ranger l’atelier. E… et J…-F… trouvent cela très amusant. Ils se joignent à nous, invitent leurs copains, emballent, déballent, classent, nettoient, courent dans les locaux… Un vrai jeu. Le soir, les amis rentrent chez eux crasseux. Les mères n’ont plus qu’à les passer sous la douche.
La présence des enfants nourrit l’imagination. Professeure de danse d’E…, Mme G… recherche une tenue originale pour le gala annuel de ses jeunes élèves ? Les copeaux de plastique de F…. font l’affaire. Ce soir-là, salle Marcillet, perruques et costumes sont un succès. Et M… qui en assure la présentation retrouve une fois de plus son sens de la scène, héritage de ses années algériennes. Comme souvent, les jours précédents, dans le calme de la lingerie de l’appartement, elle consacre de longues heures, à dessiner, coudre, piquer, ajuster… le costume d’E…..
Si ce n’était pas le cas, cela se saurait. Une usine est rarement silencieuse. F… n’y déroge pas. Le bruit se propage dans l’escalier mal insonorisé, se glisse entre les lattes de parquet qui craquent. La famille compose avec la porte coulissante, le compresseur de l’atelier, le démarrage des machines, les camions qu’on charge et décharge. Et surtout avec la scie “Kasto” mise en route tous les matins et par tous les temps par M. B…., les clients qui sonnent après la fermeture des bureaux…
Bientôt, c’est la baignoire en fonte émaillée de mes grands-parents qui “trône” dans l’atelier. Je l’ai descendue du second. Lorsque je reçois des pièces nylon moulées, notamment des poulies ou des pignons, je les plonge dans la baignoire. En se réhumidifiant, elles gagnent en robustesse. Et lorsque la baignoire de mes aïeux est pleine, j’utilise le bassin du jardin !
Travaillant beaucoup, je remonte en coup de vent pour déjeuner lorsque je ne suis pas sur la route. Souvent, un hôte inattendu se joint à notre repas. Marguerite s’est fait une raison. Et je peux compter sur son caractère chaleureux et son accueil méditerranéen.
Il y a les habituels. H… des F…est l’un d’eux. Cet Ardennais est l’ancien patron et propriétaire des Éts de M… (filature, tissage et apprêts). Sur le déclin, l’entreprise a été reprise en 1961. Il a d’abord retrouvé un petit job à la CCI toute proche. Puis pour arrondir sa maigre retraite, il assure les traductions en anglais et français des plaquettes et brochures de F…. H… est un grand amateur de whisky : pas de déjeuner sans apéritif…
Fumeur de pipe invétéré, H… L. C…, directeur de l’usine S…. de Sedan, a également son assiette. Plus jeune que moi, nous avons fait la même école à Roubaix. Il habite Mouzon mais ses bureaux sont à Sedan. Cela lui évite un aller et retour.
M. C…. fréquente également régulièrement le premier étage de la rue de Mirbritz. Une bière est toujours au frais pour lui sur les coups de midi. Désormais à la retraite, cet ancien contaremaitre de la G… travaille avec moi pour développer l’encaissage, la palettisation, finaliser les emboxeuses. Son expérience et son concours me sont précieux.
Les clients sont également les bienvenus au premier étage. Un cadre de B…, aujourd’hui devenu L…, second producteur mondial de lait, y prend ses habitudes lorsqu’il se déplace directement à Sedan pour équiper ses usines. Nous sympathisons également avec le patron de V…. Il charge la commande dans sa remorque, dîne ensuite avec nous et reprend la route dans le nuit pour le Puy de Dôme. Une autre fois, c’est le dirigeant de F…. qui s’annonce de Nantes. Avec une très importante commande de chaînes.
Parfois, les enfants croisent dans l’escalier ou devant l’entrée de F… des visiteurs plus inattendus. Un soir, c’est cet industriel d’Algérie que M… et moi emmenons dîner à Bouillon. En arrivant par la petite route sur les hauteurs de la ville belge, il s’enthousiasme en découvrant la forteresse médiévale : « Vous être souvent reçus au château ? » Sa superbe dentition en or fait un jaloux. J…-F…nous réclame la même.
Plus surprenant, cet acheteur brésilien venu directement de Paris en taxi à Sedan chez F… pour récupérer sa commande : cent mètres de chaîne transporteuse de bouteilles. Sa commande chargée dans le coffre, il repart aussitôt non sans avoir offert un billet de un dollar à chacune des personnes croisées rue de Mirbritz et avoir réglé F…… en liquide. Déjà, le taxi le conduit à Genève d’où il repart en avion pour l’Amérique du Sud avec sa cargaison. Ses derniers billets lui ont permis de franchir sans encombre la frontière entre la France et la Suisse et d’accélérer… quelques formalités à l’aéroport.