Les occupants du rez-de-chaussée

 

(...) En cette troisième semaine de juin 1940, la Wehrmacht s’est de suite intéressée à l’emplacement de la M… B…. , construite sur une pointe, pas loin du port de Y  et en bordure du littoral. Une centaine d’hommes a déboulé. Ce détachement s’est installé sous nos fenêtres dans le jardin et dans les communs. Sans que nous sachions bien pourquoi, il est reparti.

Les événements se sont alors précipités. Deux ou trois jours plus tard, la gardienne qui habitait à l’entrée de la M…B…. avec son mari, sa fille et un parent plus âgé (son père ou son beau-père), - le logement est aujourd’hui réhabilité par ma fille aînée G….-, interpelle maman, cantonnée au second étage. Elle avait découvert au petit matin les fenêtres de la maison grandes ouvertes. Au rez-de-chaussée, une dizaine de soldats ennemis dormaient au milieu du salon. Ils avaient enlevé leurs montres, leurs médailles, leurs chaines, leur argent, abandonnant le tout par terre et sur les tables.

En fin de matinée, la rumeur circulant aussi vite que les envahisseurs, la gardienne a de nouveau rappliqué se plaignant que ses poules avaient été dérobées, que les soldats les avaient tuées pour les manger, qu’ils avaient raflé tous les œufs des fermes du voisinage. Une voisine affirmait même avoir surpris des soldats cuisinant des omelettes de neuf œufs par personne, s’enivrant avant de filer faire la fête dans les bistrots de …..!

Entre-temps, ma mère avait récupéré tout ce qui traînait en bas et l’avait remonté à l’étage où nous nous étions réfugiées. Dans l’après-midi, est arrivé un jeune officier s’en étonnant. Le quartier n’étant pas sûr, elle avait mis tous ces objets personnels en sécurité. 

Ce jeune officier nous annonçait surtout l’installation prochaine d’un état-major. Il demandait à dormir sur place. Il est resté saisi à l’entrée de la chambre que nous lui avions indiquée : il ne savait pas où se coucher, le lit n’avait pas de couette comme en Allemagne. Seulement un drap rabattu.

S’est donc garée le lendemain une voiture transportant un commandant, un capitaine, des lieutenants… Ils ont investi d’autorité le rez-de-chaussée et le premier étage. Nous sommes montées au second qui était dépourvu de cuisine. Du coup, pendant quelque temps, ma mère a préparé nos repas au rez-de-chaussée avec les trois ordonnances allemandes. Discrets, bien élevés, ces officiers de la Wehrmacht ne posaient pas de problèmes. Ils nous laissaient l’accès à la salle à manger qu’ils traversaient cependant pour rejoindre le salon qu’ils occupaient.

Nous communiquions facilement, le capitaine maîtrisant le français. Mais pas à la perfection. Un midi, ma mère était ennuyée. Son frigidaire, une rareté à l’époque, ne fonctionnait plus. Elle s’en explique avec le jeune capitaine qui répond : « il a besoin d’être lubrique ? ». Éclatant de rire, elle lui a conseillé de consulter dans un dictionnaire la différence entre… lubrique et lubrifié.

L’armistice signé, deux des lieutenants ont fait la tournée des bistrots pour l’arroser plus que de raison. Rentrés éméchés, ils ont frappé à la porte de l’appartement du second où nous étions. Ma mère et moi mais aussi ma tante M….-C….. veuve et sa fille de 16 ans qui avaient fui leur propriété d’H...., en région parisienne.

Sur le palier, les deux jeunes officiers observaient un garde à vous incertain : « Madâame, Madâame, nous vous demandons de descendre boire le champagne avec nous pour fêter l’armistice ». Décontenancée, ma mère a répliqué : « Impossible. Nous allions nous coucher ». J’entends encore la réponse des militaires : « ce n’est rien pour une femme française de remettre une toilette ».  Ils insistaient tant que ma mère a voulu s’en expliquer directement avec leurs supérieurs. Nous avons pris toutes les quatre l’escalier. Maman et sa belle-sœur devant. Leurs filles derrière. 

Ma mère s’est approchée du capitaine et du commandant : « pour vous cet armistice est un grand bonheur. Nous le comprenons très bien. Mais pour nous, femmes françaises, c’est un immense malheur. Il nous est impossible de partager le champagne avec vous ». Ils ont très bien compris.

Le commandant Dikoff qui était issu d’une famille originaire de l’est de l’Allemagne, a empoigné ses deux subordonnés et les a expédiés au bout du salon où il leur a passé un savon. Le lendemain, le capitaine que nous avions surnommé Dodolf, en référence à Hitler sans soute, est monté au second présenter les excuses officielles de l’état-major à maman.