(…) L’exploitation de M… faisait cinquante-deux hectares. Ce qui n’était pas rien même si Maurice était là pour m’épauler C’était la plus grande ferme du secteur. En plus, elle était en friche ! La superficie moyenne des exploitations voisines était alors de quinze à vingt hectares, rarement plus. Comme son époux, Mme de G…  était fière à l’idée que sa ferme revive enfin. Pressés de nous installer dans les bâtiments qui jouxtaient le Château, Maurice et moi sommes partis de chez les parents en vélo ! Soixante kilomètres effectués en une journée sur des routes pas toujours goudronnées. Pour tout bagage : un modeste sac à dos.

 

Si j’avais passé et obtenu du premier coup mon permis de conduire après la guerre à Neuvy, en 1947 je n’avais pas encore les moyens de m’acheter une voiture. Il faudra attendre 1955. Une acquisition en partie financée par la vente du poil de lapin…

 

Cinq ans après la capitulation allemande, les traces de la guerre n’étaient pas totalement effacées à Saint-Rémy. Ainsi, franchir la Loire n’était toujours pas évident. Le 19 juin 1940, le pont traversant le fleuve et reliant le village à Saint-Mathurin avait été dynamité pour protéger le repli des cadets de Saumur, engagés dans un baroud d’honneur face aux unités de la Wehrmacht.

 

En service depuis un siècle, ce pont était gratuit depuis 1907. Étant désormais détruit, Charles Sigogne qui possédait une barque a assuré quelque temps un service minimum payant. Venues faire leur marché à Saint-Mathurin et chargées de victuailles, les personnes âgées l’appréciaient pour son humour.

 

La grand-mère T… séjournait régulièrement à Saint-Rémy. Arrivant de Neuvy par le car, elle embarquait à Saint-Mathurin. Charles Sigogne aimait plaisanter avec elle : « Oh ma petite grand-mère, faites votre acte de contrition, nous ne sommes pas certains d’arriver en face. »

 

Un an après notre installation, un bac motorisé a été instauré pour assurer les liaisons entre les deux rives. Et ce jusqu’en 1954, année de la mise en service  et de l’inauguration de l’ouvrage actuel.

 

Le bac était constamment utilisé par la population de Saint-Rémy. Elle le prenait à côté de l’actuelle guinguette qui était sur les terres de notre propriétaire, M. de la B…  (gendre de M. de G…). Des personnes l’empruntaient pour se rendre à la gare de Saint-Mathurin ou attraper le car. D’autres, comme du temps de Charles Sigogne, traversaient ainsi la Loire pour s’approvisionner, vendre des barriques de vin, du lait, du bois, même des bêtes.

 

On n’en a plus souvenir. Mais au cours de la décennie qui a suivi la fin de la guerre, le franchissement de la Loire est resté un problème. Certains, ceux qui en avaient le plus besoin, possédaient leur propre bateau afin de limiter autant que possible le détour par le pont qui relie les Rosiers à Gennes-sur-Loire.

 

C’était le cas du docteur Mousseau qui s’est déplacé lorsque Marie-Joseph a accouché de nos aînés. Installé à Saint-Mathurin, Il avait fait construire une barque  pour se rendre au plus vite et plus facilement auprès de ses patients qui demeuraient sur la rive sud du fleuve.

 

 

 

La première année, Maurice et moi avons labouré les terres à l’abandon. Et surtout acheté nos premières bêtes. Il y avait en effet trente hectares de prairies. Certaines de ces parcelles, situées en bordure de la Loire, étaient parfois inondées une partie de l’année.

 

À l’époque, obtenir des prêts n’était pas évident. Le Crédit Agricole exigeait que nous ayons des cautions. Les discussions étaient parfois orageuses. Une fois, je me suis levé en plein échange et j’ai claqué la porte en disant : « Vous ne prêtez qu’aux riches, au revoir Mesdames et Messieurs ! »

 

Néanmoins, nous nous sommes débrouillés. D’autant que la ferme de M… s’est de suite avérée conforme à mes projets et besoins. Elle était faite pour la polyculture en raison de la diversité de ses terres. Sur les coteaux, les parcelles étaient argileuses. Dans les bas, elles étaient sableuses. En fait, c’était une ferme très différente de celles des Mauges où l’on ne faisait quasiment que de l’élevage.

 

J’ai d’abord planté des pommes de terre. Ce qui a surpris plus d’un de nos nouveaux voisins. Lesquels étaient plutôt habitués à voir sur les prairies du Château des vaches que des patates ! Mais la terre était bonne pour cette culture et pour s’en sortir, il fallait innover et faire preuve d’audace, quitte à bousculer les habitudes. Les normes sanitaires et autres n’existant pas encore, la production – jusqu’à cinquante tonnes certaines années – était livrée en vrac et directement dans les hôpitaux du coin, à l’abbaye de Saint-Maur…

 

Maurice aimait aller vendre les pommes de terre primes sur les marchés. Il s’est ainsi fait connaître dans les villages voisins mais aussi jusqu’à Angers. Au début des années 1960, on écoulait encore notre production à cinquante centimes de franc du kilo (environ sept ou huit centimes d’euro). Ajouté à la qualité des liens noués avec M. de G… dès les premières années, c’est cet investissement humain de départ qui a permis de relancer l’exploitation (…)