Cinq balles dans la cuisse

(...) Après dix jours de marche forcée depuis les Ardennes, le régiment est arrivé le 5 au sud d’Amiens, près de Forges-les-Eaux, épuisé mais avec tous ses chevaux, des anglo-arabes réputés résistants, pouvant se suffire d’une nourriture succincte. Pendant ce temps, le 5e cuirassiers – notre binôme – avait abandonné en chemin la moitié de ses montures, des anglo-normands moins robustes !

 

L’ennemi progressait du nord-est en direction du sud-ouest pour contourner rapidement notre armée, contrôler la côte et occuper les ports de l’Atlantique. Comme dans les Ardennes et en Sarre, la mission du 18e chasseurs consistait à se porter aux avant-postes pour évaluer la situation et la progression de l’ennemi. C’était déjà la débâcle complète. Le bourg d’Arguel était la destination fixée à notre escadron. Dans ces pays qui voisinent avec la Normandie, on vit dans la vallée et on “monte” dans la plaine. Le PC stationnant en bas dans le village, le capitaine m’a donné l’ordre de grimper… dans la plaine, sur le plateau. Les Allemands déboulaient, nous les entendions. Colmater comme on pouvait, voir ce qui se passait, renseigner l’État-major : il y avait urgence.

 

Le peloton s’est installé de nuit. Des trous ont été creusés dans la terre sèche sur une parcelle entièrement dénudée. En face, à cent cinquante mètres environ, on distinguait un patelin occupé par la Wehrmacht. Une route étroite y menant, l’ennemi a profité de l’aube et des fossés pour s’approcher au plus près de nos positions. Quelques rafales l’ont calmé, provisoirement ! Le capitaine m’a demandé d’aller de l’avant pour rendre compte de manière précise de la situation dans ce village. Un soldat du Génie a apporté dans mon trou un téléphone à fil afin que je transmette des informations quasiment en direct et que j’entre en relation avec l’unité d’artillerie légère basée à l’arrière.

 

Mis en communication avec les artilleurs afin de planifier une action préparatoire, j’ai commandé un tir en bordure du hameau, non sans les prévenir de bien le régler afin que les obus ne nous tombent pas dessus, pas plus que sur les habitations du centre. Ils ont effectivement balancé trois salves au bon endroit. Puis plus rien ; ils n’avaient plus de munitions ! Cette préparation trop vite expédiée, mon peloton est entré en action.Vers 13 heures ce 6 juin, se faufilant dans une parcelle de luzerne suffisamment haute pour rester dissimulé aussi longtemps que possible, il a progressé en direction des premières maisons. À cet instant, une mitrailleuse m’a arrosé. Aucun de mes hommes n’a été canardé. Les Allemands avaient certainement repéré (et ciblé) l’officier par la tenue ridicule dont il était affublé. Ils espéraient ainsi désorganiser le peloton, qui n’a d’ailleurs jamais pu atteindre le village.

 

La mitrailleuse ne m’a pas loupé. J’ai reçu six balles. Une a traversé le poignet. Plus tard, les médecins ont pu en enlever une dans la fesse car elle était à fleur de peau. Les quatre autres sont à jamais en moi dans la cuisse gauche. Fichées contre le nerf sciatique, les extraire était et reste impossible. Les chirurgiens n’ont jamais voulu y toucher. Trop dangereux ! Elles me font mal surtout lorsque je conduis mais elles ne m’ont pas empêché de pratiquer l’équitation jusque dans les années 1990.