Janvier 1995, Angers et sa région sont inondés. Même lors de la grande crue de 1936 que j’ai connue, le flot avait épargné la maison. Il s’était arrêté aux douves. Les Cerisier, alors fermiers de la ferme de la Rousselière, avaient déménagé quelque temps pour loger chez nous. Leur bateau était attaché au portail du pont qui mène à la ferme.
Nous étions restés au sec à la maison. Cependant, nous n’avions pas de bottes. Comme tous les enfants, j’aimais m’approcher au plus près de l’eau. Conséquence : j’avais vécu ces quelques jours les pieds mouillés, me faisant continuellement gronder… Mais c’était tellement tentant.
En ce début d’hiver 1995 – il y a vingt-quatre ans –, j’étais bien sûr dans ma maison du Mortier, entre la Rousselière et le bourg, où j’habite toujours. J’avais écrit à ma sœur Anne, religieuse au Brésil, pour lui détailler ces journées humides. J’étais la seule à être épargnée ; le Mortier étant plus haut. Ne dit-on pas depuis toujours dans la famille qu’on monte à Soulaire et qu’on descend à la Rousselière ?
Inarrêtable, l’eau avait pris possession de la portion de route qui me sépare de Château, la maison où Nelly a passé son enfance. Impossible de me rendre à la Rousselière cernée par l’inondation sans m’équiper d’une faucille pour forcer le passage à travers les haies. Anne n’en était pas revenue.
Le salon avait beaucoup souffert. Mes neveux ont dû refaire les peintures et démonter les tentures pour les donner à nettoyer. Au moment de les remettre en place subsistaient quelques menues réparations à effectuer. À la demande de Nelly, je m’y suis attelée.
Déjà peu avare de questions et amateur d’histoires familiales, son fils Camille, dix ans à l’époque, tournicotait autour de moi m’interrogeant sur la provenance de ces tentures : « C’est ton arrière-arrière-grand-mère, appelée “Marie-Louise” dans l’intimité par ses descendants, qui a travaillé pour tendre ces rideaux de lit clos. Elle est décédée avant de terminer alors qu’elle avait la cinquantaine. Ma mère – ton arrière-grand-mère – a pris le relais. »
Camille a alors filé dans sa chambre. Quelques minutes plus tard, il était à nouveau à mes côtés avec un grand papier sur lequel il avait, de son écriture d’enfant, couché plusieurs paragraphes. Son propos commençait ainsi : « Je m’appelle Camille et je vais vous raconter l’histoire de ces tentures... » Après l’avoir lue, il a aussitôt placé la feuille entre la tenture et le mur.
Tout au long des années qui ont suivi, Camille m'a tannée pour que j'écrive la vie d'autrefois à la Rousselière, revenant sans cesse à la charge. Sans jamais abdiquer.
Mon âge avançant, j’ai fini… par abdiquer : il était d’ailleurs grand temps de le faire avant le “grand départ” et tant que ma mémoire répond correctement.
En général, les demeures familiales se transmettent par les fils. Originalité : depuis plusieurs générations, la Rousselière est la propriété de femmes.